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Beyle arpentait le bureau d’Archim comme un fauve en cage.
— Cette secte, grondait-il, il n’y a que trois semaines que je suis sur Mars et je n’entends parler que d’elle. Pas un mot sur l’avancement des travaux. Rien sur les problèmes techniques. Il n’y en a que pour cette secte. Je vous prêtais plus de sens pratique, Archim.
Archim ne broncha pas. Gena répondit pour lui. Elle venait d’avoir vingt-six ans. La jeune fille que Beyle avait rencontrée des années plus tôt dans des circonstances dramatiques était devenue une femme épanouie, mais la détermination passionnée qu’on pouvait lire dans ses yeux n’avait pas faibli. Elle savait que le son de sa voix avait le pouvoir de calmer les colères brusques et froides dont Beyle était devenu coutumier. Elle le savait et elle en usait.
— Vous ne vivez pas sur Mars, Georges. Il y a des choses que vous ne pouvez pas comprendre. Cette planète a toujours poussé certains esprits au fanatisme. Comme les déserts de votre Terre, j’imagine.
Beyle s’arrêta net.
— Je sais, je ne suis pas né sur Mars. Je suis un étranger. Il y a plus de six ans que je ne suis pas venu ici. Mais cela vaut peut-être mieux. Peut-être est-ce pour cela que je ne suis pas obsédé par les exploits de cette secte.
— Elle représente un danger réel, Georges.
— Allons donc. Que peut-elle opposer au Projet ? Un illuminé qui prétend avoir entendu dans le désert la voix de Dieu lui-même et qui s’est décerné le nom poétique de Jacques l’Eolien. Quelques milliers de fanatiques ignorants…
— C’est ce qui m’inquiète, Georges, dit enfin Archim. Le fanatisme. Je ne sais pas où ils s’arrêteront. Pour l’instant, ils se contentent de monter l’opinion contre nous.
— Sans grand succès, il me semble. Ils se heurtent aux représentants de l’Église Catholique Récurée, des différents courants protestants, de la religion juive, sans compter les membres de diverses organisations qui prônent l’agnosticisme militant. L’Islam est inconnu sur Mars et les quelques bouddhistes sourient et se taisent.
— Je ne crains pas leur action sur l’opinion encore qu’ils aient plus de sympathisants qu’on ne leur en reconnaît ouvertement. Mais j’ai peur qu’ils ne passent à l’action directe. Ils reçoivent une aide matérielle importante de la Terre.
Beyle haussa les épaules.
— Je sais. Carenheim a fait ce qu’il fallait. Il n’a pas renoncé. Mais je n’ai jamais réussi à trouver de preuve. J’ai monté une organisation spéciale dans ce but. De temps à autre, certains de mes agents disparaissent. Ce sont des hommes courageux et habiles mais la filière, si elle existe, leur demeure impénétrable. C’est ici que les choses importantes se passent et que l’on peut flairer une piste. Pourquoi n’avez-vous pas commencé par faire arrêter ce prétendu prophète ? Les chefs d’accusation ne vous manquaient pas. Atteinte à la sûreté intérieure de l’État, incitation au meurtre et au sabotage, opposition directe aux forces de l’ordre. Ou est-ce que vous n’avez pas osé ?
— Nous avons estimé que si nous le mettions en prison, les gens en feraient un martyr et que les choses s’aggraveraient. Nos sociologues ont fait une longue enquête et ils sont inquiets.
— Nous ne sommes plus au Moyen Âge. Les gens ne vont pas se laisser conduire par un paranoïaque doublé d’un hystérique. Nous savons traiter ces maladies de nos jours.
— Voulez-vous étudier la liste des employés du Projet que nous soupçonnons de s’être laissé influencer par l’Eolien ? Tous des hommes de la Terre. Et des esprits scientifiques si l’on en croit leurs dossiers.
— C’est inutile. Je vous fais confiance.
— Et sur Terre, n’attachez-vous pas la même importance aux avis de vos sociologues ? Vous auriez agi comme nous si vous aviez vécu ici des années.
— Je n’en suis pas certain.
Beyle se laissa tomber dans un fauteuil, prit un dossier sur la table et l’ouvrit. Les années avaient passé sur lui aussi. Il avait perdu son calme ancien et sa nervosité venait du poids de trop de nuits blanches, de décisions prises à la hâte, d’efforts successifs. Il était devenu l’un des hommes les plus puissants de la Terre, du Système Solaire tout entier. Il voyait se lever sur l’univers humain la nouvelle ère dont il avait si longtemps rêvé. Mais il était aussi l’un des hommes les plus solitaires du Système. Il en avait le soupçon chaque fois qu’il regardait Gena.
— Ce que je ne comprends pas nettement, dit-elle, c’est pourquoi Carenheim attache tant de prix à cette secte. Il n’espère tout de même pas ruiner le Projet grâce à elle.
— Sans doute pas, dit Beyle d’une voix soudain radoucie. Du reste, il ne lutte pas contre le Projet. Il se prépare plutôt à s’en servir. Ce qu’il veut, c’est obliger le gouvernement de la Terre à intervenir sur Mars. Il prend tout son temps mais il prépare minutieusement un soulèvement, un accident, quelque chose qui contraindrait la Terre à envoyer des forces sur Mars pour rétablir l’ordre. C’en sera fait alors de l’indépendance de Mars que les responsables du Projet se sont efforcés de maintenir. Et de la sorte, Carenheim aura indirectement la haute main sur le déroulement même du Projet. Il contrôlera Mars. Il enverra sur Mars les hommes qui lui conviendront et il étendra ainsi, comme c’est son intention avouée, l’empire de la Terre, c’est-à-dire, tôt ou tard, le sien.
— Il est machiavélique, dit Gena.
— Au sens historique du terme. Il est assez habile pour se servir de l’ambition des uns et de la crédulité des autres.
— Je suis convaincue de la sincérité d’un homme comme Jacques l’Eolien.
— Moi aussi, dit Beyle. Mais quelque part dans la filière qui relie la secte à Carenheim, il y a des hommes beaucoup moins sincères.
— Carenheim a compris qu’une telle foi pouvait le servir, dit Archim. Il y a une limite à ce que vous pouvez demander à des gens pour de l’argent, mais il n’y en a guère quand vous leur promettez le salut éternel.
— Cet homme est un démon.
— Non, Gena. Il dispose lui aussi des conseils de sociologues et il pousse les hommes comme des pions sur son échiquier. Il s’inquiète peu de leur sort non parce qu’il est inhumain mais parce que l’échiquier est trop vaste.
— On croirait parfois que vous avez de l’affection pour lui, Georges.
Beyle hocha la tête.
— Peut-être. J’aurais pu devenir pareil à lui.
— Vous ne l’êtes pas.
— Affaire de circonstances.
Archim le fixa longuement. Il savait que Beyle disait vrai. Il l’avait vu changer, ses traits se creuser, son dos se voûter légèrement. Il avait entendu la voix durcir, se faire de plus en plus impérieuse. Un jour, pensait-il, Georges Beyle perdra tout scrupule et il faudra alors l’arrêter par n’importe quel moyen, s’il en est encore temps. C’était une vieille histoire, celle de l’effet du pouvoir. Il en corrompt certains, se dit-il, mais il en est d’autres qu’il transforme intérieurement en pierre. Et ce sont peut-être les plus redoutables.
— La question n’est pas là, dit-il. Elle est de savoir ce que Carenheim peut faire par l’entremise des Fidèles de la Planète Rouge.
— Pas grand-chose, à mon avis.
— J’aimerais partager votre assurance. J’ai reçu des rapports alarmants. Vous en feuilletez un.
— Des rapports, des rapports. (La voix de Beyle retrouvait un tranchant inquiétant.) Vous n’avez que ce mot à la bouche. Je sais ce qu’ils valent, moi, les rapports. J’en ai lu des milliers, établi des centaines. Vos rapports sont si vagues…
— Pas le dernier. Il vient de quelqu’un en qui j’ai toute confiance. Un vrai Martien à qui l’Eolien doit aussi faire confiance.
— Qui donc ?
— Larsen. Vous vous en souvenez ?
Le visage de Beyle s’éclaira d’un sourire.
— Fort bien. Le premier être réellement humain que j’ai rencontré sur Mars, il y a près de sept ans, je veux dire trois ans et demi d’ici. J’étais un peu surpris de ne pas l’avoir encore revu. Il avait beaucoup d’affection pour vous, Archim.
— Nous ne nous voyons presque plus. La tâche qu’il a entreprise rend tout contact direct impossible. Il est parvenu à s’infiltrer dans les rangs de la secte.
— Un homme courageux. Mais il n’y avait personne d’autre ? C’est un vieil homme et il est infirme.
— Non, dit Archim. Il n’y avait personne à qui je puisse faire assez confiance. Jamais les agents terriens que vous m’envoyez n’auraient pu atteindre l’Eolien. Larsen, lui, connaît tout le monde sur Mars. Et tout le monde lui fait confiance. Personne n’a été vraiment surpris quand il a pris contact avec des membres de la secte. Elle est composée pour une bonne part d’hommes âgés qui, comme lui, ont connu la planète dans les temps difficiles de la colonisation. Ils ne se résignent pas à la voir changer. Je ne suis pas très sûr qu’il approuve au fond de lui-même le Projet. Il n’aime pas cette tâche qu’il accomplit pour mon compte. Mais c’est lui-même qui m’a proposé de s’y consacrer. J’ai toujours peur qu’il ne lui arrive quelque chose.
— C’est un brave homme, dit Beyle. Et que ramène-t-il ?
— Il craint un attentat. Il sait encore assez peu de choses mais il a vu des hommes partir pour des missions secrètes. Il a peur que Carenheim ne profite de votre présence ici pour déclencher quelque chose, une émeute, un sabotage.
— Je sais, dit sèchement Beyle. Sans doute me conseillez-vous de repartir. Mais les installations du Projet sont bien gardées. Je ne redoute rien. Ce ne sont peut-être après tout que des ruminations d’un vieillard trop soucieux de nos santés.
— Georges, dit Gena sur un ton de reproche.
— Veuillez me pardonner. Mais j’accomplirai mon voyage. Je suis venu visiter en personne les bases martiennes du Projet et je ne retarderai pas d’une minute mon voyage par crainte d’un faux prophète.
— Le drame avec vous, Georges, dit Gena, c’est que vous soyez si sûr de vous. Je ne connais qu’une chose qui puisse vous faire perdre un instant votre superbe.
Elle alla vers lui, se pencha et l’embrassa légèrement sur une joue.